Rudy Kurniawan, splendeur et misère des grands crus
Comment s’enrichir en vendant du vin ? Mélanger quelques Pinot noir de Californie et revendre la mixture sous une étiquette valant plusieurs milliers de dollars. C’était la méthode de Rudy Kurniawan qui a réussi à tromper les plus grands collectionneurs au monde. Pour sa plus grande gloire et sa plus grande misère.
Il y a foule en ce 25 avril 2008 dans les salles du restaurant le « Cru » à Greenwich Village. Tout le petit monde des grands vins se presse dans cet établissement renommé de la gastronomie new-yorkaise. Critiques, collectionneurs, dégustateurs sont venus assister à un évènement exceptionnel. Sous la houlette de John Kapon, commissaire priseur, la maison d’enchères Acker Merrall & Condit, met en vente 97 bouteilles du domaine Ponsot, célèbre pour ses grands crus de Bourgogne. Les flacons, comme l’on dit dans le métier, sont issus de la réserve de Rudy Kurniawan, l’homme en vogue parmi les collectionneurs de grands crus.
Costume Hermes, montre Patek Philippe et Maserati
Rudy Kurniawan, jeune trentenaire arrivé aux Etats-Unis dans les années 2000, est alors considéré comme l’un des cinq plus grands collectionneurs de vins au monde. Il est la coqueluche des aficionados et des critiques qui vantent son exceptionnel palais. La performance est d’autant plus remarquable qu’il n’aura fallu que quelques années au jeune homme pour se hisser au fait de la hiérarchie des spécialistes de grands crus.
Rudy Kurniawan débarque à Los Angeles, au début des années 2000. Il y vient pour faire des études ou pour entreprendre une carrière de golfeur professionnel. Les versions changent selon qu’il s’adresse aux uns et aux autres. Le jeune homme d’à peine 25 ans ne passe pas inaperçu. Costume Hermès sur mesure, montre Patek Philippe, il affectionne les Maserati et les Lexus. Il prétend être le fils d’une riche famille de brasseurs indonésiens.
Il va rapidement faire la connaissance de Paul Wasserman l’un des marchands de vins réputé de Los Angeles. Paul Wasserman a passé sa jeunesse prés de Dijon. Sa mère Rebecca y tenait l’un des premiers négoces pour l’importation de Bourgogne aux Etats-Unis. Les deux hommes se lient d’amitié. Ils ont une passion commune, le vin. Si Rudy Kurniawan est encore novice, Paul Wasserman l’initie aux secrets de la dégustation. Les premières leçons portent sur les grands crus californiens. Mais rapidement, Rudy Kurniawan délaisse les Monte Bello, Vérité Estate et autre Rosemblum Cellars, pour s’intéresser aux Bordeaux, puis aux Bourgognes, le saint des saints des collectionneurs.
Une collection de 50 000 grands crus
Rudy Kurniawan est un surdoué. Lors d’une dégustation en double aveugle, il parvient à distinguer des bouteilles de Romanée-Conti, de Gevrey-Chambertin ou de Chambolle-Musigny. Lorsqu’il faut disserter sur la fameuse côte des Nuits, une parcelle de terre de 20 km de long sur 800 m de large qui compte pas moins d’une trentaine d’appellation grand cru Bourgogne, il se montre intarissable. La côte des Nuits est pourtant réputée comme le « champ de mines » sur lequel beaucoup de collectionneurs et critiques se cassent les dents. Un critique aussi réputé qu’Allen Meadows, s’incline en reconnaissant à Rudy Kurniawan un talent hors-norme. La renommée du jeune prodige ne cesse de grandir. D’autant qu’il ne regarde pas à la dépense. Dans les salles de vente, il se fait remarquer comme l’homme qui garde la main levée. Il surenchérit tant qu’il n’a pas remporté l’objet de son désir. Il peut dépenser jusqu’à un million de dollars par mois pour s’attacher les plus grands crus. Le jour où il enlève une bouteille de La tâche 1962 pour 13 000 dollars, il devient une véritable légende. En quelques mois, sa collection ne recense pas moins de 50 000 grands crus.
En 2004, Rudy Kurniawan fait la connaissance de John Kapon, commissaire priseur et propriétaire de la maison d’enchères Acker Merrall & Condit. Le courant passe immédiatement. Rudy Kurniawan est un passionné généreux. Il n’hésite pas à ouvrir les trésors de sa collection pour les partager avec ses amis. Selon le magazine Vanity Fair, c’est par l’entremise de John Kapon que Rudy Kurniawan va faire la connaissance d’un cercle très privé : les « douze hommes en colère » (Twelve Angry Men) du nom du célèbre film de Sidney Lumet. Ces aficionados triés sur le volet, ont comme passe-temps favori la dégustation de bouteilles à plusieurs milliers de dollars l’unité. Au sein de ce club, Rudy Kurnawian acquiert son surnom de « Docteur Conti », en référence à sa passion pour les Bourgognes et les Romanée Conti en particulier.
35 millions de dollars
La collaboration avec John Kapon ne se limite pas à la dégustation. Lorsque Rudy Kurnawian veut vendre certains spécimens de sa collection, il s’adresse tout naturellement à son ami commissaire priseur. Les deux hommes vont ainsi organiser plusieurs ventes. En janvier 2006, Rudy Kurnawian propose un lot de 4289 bouteilles, l’opération est baptisée « la cave ». En octobre de la même année, 7970 bouteilles sont mises en vente sous le nom « la cave II ». Les deux ventes rapporteront 35 millions de dollars, un record mondial.
La soirée d’avril 2008 au restaurant le « Cru », n’est donc pas la première que les deux compères organisent. C’est celle qui va précipiter la chute du jeune prodige. Rudy Kurnawian n’a pas que des amis. Maureen Downey, sommelière à San Francisco, l’une des expertes réputées du métier, a les plus grands doutes sur le personnage. Doug Barzelay, avocat et collectionneur, penche aussi pour la supercherie. Il va dévoiler le pot aux roses. Lorsqu’il reçoit le catalogue de la vente d’avril 2008, il téléphone en France à son ami Laurent Ponsot, héritier du domaine du même nom. « A quelle date le Clos Saint Denis a intégré le domaine Ponsot ? » demande l’avocat. Le producteur de grands crus s’étonne. « Il y a ici plusieurs bouteilles allant des années 1945 à 1971 », explique Doug Barzelay. A l’autre bout du fil, Laurent Ponsot manque de s’étrangler. Le clos Saint Denis n’a intégré le domaine Ponsot qu’en 1982. Sans le savoir Rudy Kurniawan vient de signer sa perte.
Docteur Conti et Mister Huang
Laurent Ponsot téléphone immédiatement à John Kapon pour démêler l’affaire. Le commissaire priseur lui dit de ne pas s’inquiéter car les bouteilles ont été authentifiées. Le sang de Laurent Ponsot ne fait qu’un tour. En quelques heures, il se retrouve à New-York. Il débarque dans la salle des ventes, où il fait retirer du catalogue les 97 bouteilles du domaine Ponsot.
Le lendemain Laurent Ponsot rencontre Rudy Kurniawan dans un restaurant de New-York. A cette date, il ne sait pas encore si le jeune homme est un collectionneur abusé ou un imposteur. Il lui demande l’identité du marchand de fausses bouteilles. Rudy Kurniawan ne s’en souvient pas mais promet de donner l’information rapidement. Quelques mois plus tard, les deux hommes se retrouvent dans un restaurant de Los Angeles. Rudy Kurniawan affirme que le vendeur indélicat s’appelle Pak Hendra. Il fournit deux numéros de téléphone en Indonésie où officie le marchand. Les numéros correspondent à une ligne de fax et un standard d’une compagnie de l’aéroport de Djakarta. Laurent Ponsot découvre ensuite que le nom de Pak Hendra est aussi courant en Indonésie que Paul Martin en France. Sa conviction est faite, le faussaire se nomme Rudy Kurniawan. Il va tout mettre en œuvre pour le démasquer.
Laurent Ponsot n’est pas le seul à traquer Rudy Kurniawan. Le milliardaire américain Bill Koch s’est lui aussi mis en tête de faire tomber le jeune homme. Bill Koch est l’héritier d’une des grandes familles du pétrole américain. Il est aussi connu pour avoir remporté l’America’s cup en 1992 avec son yacht « America ». Ce n’est pas tant les quelques milliers de dollars perdus que Bill Koch ne pardonne pas, c’est la tromperie. Il s’est fait pigeonné et ne le supporte pas. Plusieurs des bouteilles achetées à Rudy Kurniawan se sont relevées à la dégustation être de fades contrefaçons. Bill Koch ne croit pas en l’innocence du jeune collectionneur. Il met plusieurs avocats et enquêteurs sur l’affaire. En septembre 2009, il porte plainte contre Rudy Kurniawan pour vente de vin frauduleux. Il révèle au passage la véritable identité du jeune homme : « Zhen Wang Huang ».
L’agent spécial Wynne
Comme dans toute bonne histoire américaine, le FBI finit par entrer en scène. En décembre 2009, Laurent Ponsot reçoit un coup de téléphone de l’agent spécial Wynne (authentique !). Le FBI enquête sur Rudy Kurniawan. Si les agents ne sont pas spécialisés dans les grands crus français, Laurent Ponsot se charge de les initier. Peu à peu l’étau se resserre autour du faussaire. Le 8 mars 2012, le FBI perquisitionne sa luxueuse villa d’Arcadia à Los Angeles. Le coup de filet est payant. Les agents, accueillis par Rudy Kurnavian en peignoir de soie rouge, mettent la main sur un véritable laboratoire de contrefaçons. Tampons de millésimes, cire à cacheter, fausses étiquettes, bouteilles vides, bouchons de liège, toute la panoplie est là. Les agents découvrent aussi des notes manuscrites où l’on explique comment obtenir un Clos de la Roche en mélangeant quelques Pinot noir de Californie.
Quelques mois plus tard Rudy Kurniawan apparait bien seul dans la salle d’audience du tribunal fédéral de New-York. Aucun membre de sa famille n’est venu le soutenir. Pas de ténor du barreau pour plaider sa cause. Son avocat tente maladroitement d’accréditer la thèse du jeune étudiant perturbé par l’exil. Il s’amuse avec les vins, comme un enfant avec ses jouets. L’enquête révèle que le collectionneur était criblé de dettes. Il avait dépensé plus de 10 millions de dollars en un an, avec une seule de ses cartes de crédit. La sentence tombe le 7 août 2014, Rudy Kurniawan est condamné à 10 ans de prison et à 28,5 millions de dollars d’amendes. Un record dans ce genre d’affaire. Aujourd’hui, Hollywood prépare un film sur l’histoire du jeune faussaire. Johnny Depp est pressenti pour le rôle de Laurent Ponsot. Rudy Kurniawan verra sans doute cette production derrière les barreaux. Il se consolera peut-être en découvrant qu’il est devenu un mythe.