Paradise Papers, on va trop loin
En dévoilant les « Panama Papers », l’International Consortium of Investigative Journalists (ICIJ) avait fait un grand coup. En France, Le Monde et Premières Lignes (la société qui produit l’émission Cash Investigation) avaient fourni un important travail d’investigation qui s’était soldé par des révélations lourdes sur les pratiques illégales, parfois mafieuses des clients de Mossack Fonseca.
On attendait, à l’annonce des « Paradise Papers », un frémissement similaire. Le feuilleton a bel et bien repris, mais le feu qui animait les « Panama Papers » semble ne pas s’être ranimé. Il y a, désormais, quelque chose d’un peu gênant dans l’étalage public de données privées… Qui ne témoignent pas de comportements illégaux.
Des données volées et un intérêt public discutable
C’est 13,5 millions de documents qui ont été disséqués par les 96 médias partenaires de l’ICIJ. Des documents qui étaient répartis en trois ensembles de données : des documents internes du cabinet d’avocat Appleby, des documents internes du cabinet Asiaciti Trust et des documents issus des registres des sociétés de dix-neuf Etats et paradis fiscaux.
Comment ces documents ont-ils été obtenus ? On ne le sait pas. Leur totale intégrité est-elle assurée ? Aucune précision n’est apportée à ce sujet. Ce vol a-t-il permis de dévoiler des actes illégaux, des crimes ou des délits ? Apparemment non. Des grands noms sont publiés en feuilleton et puisqu’ils ne sont pas coupables devant la loi, on les crucifie en place publique devant le tribunal médiatique.
C’est le problème de ces « Paradise Papers ». La frontière est difficile à tracer entre l’information légitime et le voyeurisme. La demeure anglaise de Bernard Arnault ? Déclarée au fisc. Le Yacht de Bernard Arnault ? Déclaré lui aussi. On se demande soudainement si tout ce déballage n’a pas pour seul objet de « satisfaire la curiosité du public » en surfant un peu trop grossièrement sur une forme de curiosité un peu malsaine.
« Satisfaire la curiosité du public ». C’est justement l’expression utilisée par une décision de principe de la Cour Européenne des Droits de l’Homme dans une décision célèbre, Von Hannover contre Allemagne, dans laquelle la Cour rappelait que l’honneur d’une société démocratique c’est d’assurer à tous le droit au respect de leur vie privée. Même aux personnes célèbres. Elle concluait qu’un reportage ne pouvait être légitimement publié que si son contenu, par l’importance de ses révélations, allait au-delà de la simple volonté de satisfaire la curiosité du public.
Ne sacrifions pas nos valeurs
Face à une telle avalanche d’articles, il est parfois difficile de prendre du recul. C’est du reste un commentaire que l’on peut très largement formuler à l’ère de l’information en continu, et qui est très souvent souligné par tous les professionnels du droit. Pourtant, passé une indignation qui nous est vendue prémâchée, on voit se dessiner des enjeux fondamentaux qui sont peu ou pas discutés.
La vie privée, aujourd’hui portée par un élan européen sans précédent (on pense aux grandes décisions de justice récentes, au règlement sur la protection des données…) semble ici un enjeu secondaire, oublié même par ceux qui d’ordinaire en font leur étendard.
Le secret des affaires n’est pas davantage évoqué, comme s’il s’agissait d’un principe secondaire ou honteux, et non d’un ciment fondamental de la société telle qu’elle s’articule aujourd’hui.
Et que penser de la charte de déontologie de Munich, adoptée par la Fédération européenne des journalistes et considérée comme une « référence européenne » en la matière ? On peut lire, parmi les 10 devoirs de la charte : « Ne pas user de méthodes déloyales pour obtenir des informations, des photographies et des documents » ou encore « s’obliger à respecter la vie privée des personnes ». Sans penser, loin s’en faut, que la presse française est en pleine dérive, on peut s’interroger sur la pertinence des tous derniers articles publiés.
Au final, les « Paradise Papers » laissent en bouche un petit goût amer. Un goût d’échec qui n’aura sans doute pas échappé aux journalistes eux-mêmes. Il suffit pour s’en convaincre de regarder le reportage de « Cash Investigation » qui consacre la plus grande partie de son enquête à des faits qui n’ont pas réellement de rapport avec la question de la fiscalité (gestion des mines en Afrique, déforestation au Brésil) et qui se termine par un débarquement un peu mou des journalistes au siège d’Appleby, avec un rendu infiniment moins marquant que lors de leur arrivée triomphante à Mossack Fonseca, dans le cadre des « Panama Papers ».