L’affaire Louis Althusser ou le philosophe assassin
16 novembre 1980. Il est 7 heures du matin dans le logement de fonction de la rue d’Ulm occupé par le couple Althusser. Soudain, un cri retentit, du personnel de l’École normale supérieure accourt dans l’appartement et trouve le philosophe en état de grande confusion devant le cadavre de sa femme, qu’il vient d’étrangler.
Crise de démence
Il faudra attendre plus d’une journée avant que Louis Althusser ne sorte d’un profond état de prostration. Dans sa déposition, il déclare ne pas se souvenir du meurtre : tout juste du massage qu’il avait commencé sur le cou d’Hélène Rytmann. Et puis, plus rien, le trou noir, jusqu’au moment où il reprend conscience et la trouve inanimée sur sa chaise. Si l’affaire fait grand bruit, Louis Althusser ne sera au final pas poursuivi pour cet acte, en vertu de l’article 64 du Code pénal précisant qu’ « Il n’y a ni crime ni délit, lorsque le prévenu était en état de démence au temps de l’action, ou lorsqu’il a été contraint par une force à laquelle il n’a pu résister ».
Les dix années suivantes seront marquées par les incessants séjours en hôpital psychiatrique pour tenter de soulager la psychose maniaco-dépressive dont souffre Althusser, qui trouve néanmoins la force de revenir sur les faits dans ses mémoires, « L’avenir dure longtemps ». Le meurtre, que le philosophe n’a jamais pu expliquer, continue d’être analysé pour sa portée: en plus de clore une incroyable histoire où ont alterné amour et haine, certains penseurs y ont vu le symbole de la fin de l’idéal communiste défendu par Althusser, la prépondérance de l’inconscient sur l’intellect ou encore l’échec d’une certaine psychiatrie.
Philosophie, marxisme et thérapie
Grand philosophe du marxisme et du maoïsme, la pensée de Louis Althusser s’est peu à peu effacée avec la disparition du communisme. Pourtant, ce grand intellectuel fut une figure majeure de la philosophie française. Ses cours donnés à l’École normale supérieure ont formé des esprits aussi éclectiques que Michel Foucault, Alain Badiou, Régis Debray, Bernard-Henri Levy et Etienne Balibar. Ce serait même lui qui, par l’intermédiaire de ses cours, aurait influencé une large frange du mouvement soixante-huitard.
Très engagé politiquement, membre actif du Parti communiste, Louis Althusser fut considéré comme un maître à penser, un modèle synthétisant parfaitement les idées de gauche de son temps. Mais cette gloire, dont le philosophe s’enorgueillait, trouve son pendant obscur dans la maladie mentale qui talonnera Louis toute sa vie durant. Il en ressent les premiers symptômes alors qu’il est enfermé dans un stalag allemand en tant que prisonnier de guerre. Une fois par an, au début, tous les mois de février, durant lesquels il ressent un effroyable abattement. Puis peu à peu de manière plus fréquente. En 1946, il rencontre Hélène Rytmann, son grand amour, celle qui périra de ses mains 34 ans plus tard.
La mélancolie du caïman
Femme brillante, ancienne résistante, assistante de Jean Renoir et communiste convaincue, Hélène Rytmann suscite dès leur première rencontre l’intérêt du philosophe. A 28 ans, ce dernier n’a pas encore connu l’amour physique, et l’expérience le précipitera vers de nouveaux épisodes psychotiques. Pourtant, tous deux deviennent inséparables, s’aimant et se détestant tour à tour à égal niveau.
Les crises de Louis se rapprochent de plus en plus : il multiplie les séjours en hôpital psychiatrique, alterne analyses, électrochocs, cures de sommeil. Rien n’y fait. Il se confie à Hélène, à ses proches, parfois aussi à ses élèves, levant le voile sur les origines de son mal-être. Son prénom, pour commencer : Louis, choisi pour rendre hommage au premier amour de sa mère, un soldat tué durant la Première Guerre mondiale. « Louis, c’était Lui, et pas moi ». Le manque d’amour de son père, qui lui offre une carabine pour ses 11 ans, et que le philosophe s’empresse de retourner contre sa poitrine pour un simulacre de suicide. Et puis, cette impression de n’être rien, vide et impuissant, qui le hantera toute sa vie.
C’est avec ces démons, et bien d’autres encore, que le philosophe tentera de vivre tel un funambule, dans un combat qu’il finit par perdre un matin de novembre. Huit mois plus tôt, il écrivait à Hélène : « [J’ai la] conviction, profonde, réfléchie, pas du tout aventureuse ni hypothétique que les choses sont en train de s’arranger entre nous, que je vais devenir capable de ne plus faire de provocations […], de prendre au sérieux les leçons à tirer, que je t’ai fait un mal considérable pendant trente-cinq ans. »