Bruay-en-Artois, 1972 : les mineurs et le notable
L’après-midi touche à sa fin ce 6 avril 1972 à Bruay-en-Artois. Quelques enfants entament une partie de football sur un terrain vague. La balle se perd dans un fourré. Les gamins se lancent à sa poursuite et s’arrêtent net devant une vision de cauchemar : un cadavre de femme gît, dénudé, à demi dissimulé sous un pneu. La victime a reçu tellement de coups au visage que Philippe, qui a découvert la scène, ne remarque même pas que le corps allongé est celui de sa sœur.
La police arrive aussitôt sur les lieux, suivie par les premiers journalistes. La victime est identifiée comme étant Brigitte Dewèvre, quinze ans, vue pour la dernière fois la veille alors qu’elle se rendait chez sa grand-mère. Un suspect est rapidement identifié, Pierre Leroy, un notaire de 37 ans, dont la Peugeot 504 a été signalée à proximité du terrain vague. Son inculpation marque le début d’une tempête médiatico-judiciaire telle que la France n’en avait encore jamais connu.
Coupable parce que bourgeois
Dans cette région menacée par la fermeture des mines, et où l’esprit de mai 1968 reste encore vivace, la culpabilité de Pierre Leroy ne fait aucun doute. Le notable, membre du Rotary club, est décrit par les habitants de Bruay sous son plus mauvais jour. Ce vieux garçon, qui vit toujours chez sa mère, serait un client assidu des prostituées, amateur de pratiques sadiques, protégé par ses fréquentations haut-placées. Le père de Brigitte, lui-même mineur, déclare aux journalistes être persuadé que le notaire est l’assassin de sa fille.
L’affaire judiciaire est dès lors érigée en symbole de la lutte des classes. Tout est fait pour opposer les mineurs aux notables, le terrain vague où le corps de Brigitte a été retrouvé devient la frontière entre les corons populaires et les maisons cossues. Les maoïstes, menés par François Ewald et Serge July, correspondants de La cause du peuple, se montrent les plus virulents. Dans des éditos d’une violence inouïe, le journal n’a de cesse de réclamer la tête du notaire et titre « Il n’y a qu’un bourgeois pour avoir fait ça ! ». L’affaire passionne les médias, qui en suivent les moindres soubresauts.
Une enquête difficile
Le terrain vague, envahi et piétiné par la foule, ne livre que très peu d’informations. Les policiers parviennent néanmoins à esquisser le scénario du meurtre. A 19h30, la jeune fille croise deux amis, puis est aperçue par un témoin en train de discuter avec un individu portant un pull à col roulé. Il est alors 19h45. Il semblerait qu’elle ait été étranglée dans l’heure suivante, traînée à travers les haies, déshabillée et frappée à plusieurs reprises à l’aide d’une hache ou d’une serpe. Les vêtements et les effets personnels de la victime ont été éparpillés autour d’elle, mais ses lunettes manquent à l’appel.
Devant l’absence d’indices, les enquêteurs se tournent vers le propriétaire de la Peugeot signalée dans le secteur le soir du crime. Une voisine, intriguée par la présence du véhicule, en avait relevé l’immatriculation. Interrogé comme simple témoin, Pierre Leroy reste évasif et livre plusieurs versions différentes des faits. Henri Pascal, le juge d’instruction, décide de son inculpation pour homicide volontaire et place le notaire en détention dès le 13 avril.
L’acharnement du « petit juge »
Si les preuves incriminant maître Leroy manquent, un faisceau de présomptions pèse sur le notaire. Tout d’abord, sa présence sur les lieux du crime est avérée. La maison de sa maîtresse, Monique Mayeur, jouxte le terrain vague. Voulant faire preuve de discrétion pour se rendre à son domicile, Pierre Leroy a emprunté le soir du crime le sentier le long duquel le corps de Brigitte a été retrouvé. Les invraisemblances dans les déclarations du notaire en font un suspect idéal.
Dès lors, le juge Pascal mène une instruction à charge, tout en devenant le héros des classes populaires qui le surnomment le « petit juge ». « J’ai mis le notaire en prison », déclare-t-il à plusieurs reprises, au cours d’interviews dont il se montre friand. Pourtant, les deux reconstitutions, organisées les 27 avril et 12 juillet, disculpent Pierre Leroy. Dessaisi de l’affaire, le juge Pascal est remplacé par le juge Sablayrolles, qui libère le suspect ainsi que sa maîtresse, et décide de reprendre l’instruction depuis le début.
Un espoir vite évanoui
La libération et le retour de Pierre Leroy à Bruay-en-Artois provoque une vague de violence à son encontre. Des images du journal télévisé montrent de vieilles dames aux allures tout à fait respectables jeter avec frénésie pierres et briques sur la voiture convoyant le notaire. Totalement disculpé par une ordonnance de non-lieu obtenue en 1974, ce dernier continuera d’exercer sa profession dans la même ville, jusqu’à sa retraite.
En 1973, Jean-Pierre Flahaut, 17 ans, se rend aux gendarmes et avoue le meurtre de Brigitte. La personnalité de ce jeune homme perturbé intrigue tout d’abord les enquêteurs, qui retrouvent dans sa chambre les lunettes de Brigitte. Mais devant l’absence de preuves concluantes, Jean-Pierre finit par être innocenté en 1975 en première instance, puis en appel en 1976, au bénéfice du doute.
Vers le fin mot de l’histoire ?
Classée sans suite en 1981, prescrite en 2005, l’affaire de Bruay-en-Artois marque une étape importante dans le rapport entre justice et médias. Par sa faconde, le juge Pascal a ouvert la voie à une nouvelle génération de magistrats, beaucoup plus enclins à communiquer qu’auparavant. L’affaire a aussi démontré les excès d’une certaine presse prompte à accuser sans le moindre début de preuve, dressant une partie de la population contre une autre. Le cas de Bruay-en-Artois aura inspiré de nombreux cinéastes, dont Claude Miller pour le fameux Garde à vue, où Romy Schneider, Lino Ventura et Michel Serrault se partagent l’affiche. Début 2017, la parution du livre d’un ancien policier originaire de Bruay a provoqué quelques remous. L’auteur assure avoir démasqué le coupable, mais se garde de livrer son nom, bien que l’affaire soit dorénavant prescrite. Certains y verront une réelle avancée, d’autre un simple effet de publicité. Force est de constater que quarante-cinq ans après les faits, le mystère demeure.