Pour Bouygues, le rachat de SFR par Numericable est entaché d’irrégularités
Le 5 avril, Vivendi a rompu un long suspens en choisissant Altice, maison mère de Numericable, comme acquéreur de sa filiale SFR. L’autre repreneur potentiel, Bouygues, qui a multiplié les offres jusqu’au dernier moment, a donc été évincé. Mais le groupe de BTP ne compte pas en rester là et dénonce des irrégularités dans le dossier.
Depuis l’automne 2012, des rumeurs persistantes laissaient entendre que Vivendi, dans son désir de se concentrer sur ses activités musicales et télévisuelles (avec Universal et Canal +), mettrait en vente sa filiale SFR. En début d’année 2014, le projet se précise et certains acteurs majeurs de la téléphonie se déclarent intéressés. Parmi eux, Free, mais une telle hypothèse était d’emblée écartée par l’Autorité de la concurrence. La société de Xavier Niel aurait alors détenu la moitié de l’accès Internet français. Seules les offres de Bouygues et de Numericable étaient recevables, et un bras de fer s’est engagé entre les deux concurrents, les intérêts et les enjeux étant énormes.
Un contexte délicat
Bouygues s’était déjà rapproché de SFR en février, puisque ces deux acteurs de la téléphonie ont décidé de mettre en commun une partie de leurs réseaux mobiles. Bouygues qui bénéficiait aussi du soutien affiché, pour la reprise de SFR, du ministre du redressement productif Arnaud Montebourg. « Numericable est une petite entreprise par rapport à ce qu’est SFR. C’est une entreprise de cinq milliards qui s’endette à hauteur de dix milliards pour acheter plus gros que lui. Quand on a les yeux plus gros que le ventre, on risque de se mettre en danger ». Le ministre pointait ainsi un risque de surendettement, mais il existe aussi un risque fiscal, Numericable ayant une holding au Luxembourg et bénéficiant d’une cotation à la bourse d’Amsterdam. Des mises en garde qui n’ont finalement pas convaincu les administrateurs de Vivendi.
Un poids lourd des télécoms
La perspective de faire entrer dans leur giron une entreprise telle que SFR, deuxième opérateur français, a aiguisé l’appétit des deux candidats. Pourtant, l’entreprise, qui a bénéficié en 2013 d’une augmentation du nombre de clients, connait un recul de son chiffre d’affaires, qui s’élève tout de même à 10,2 milliards d’euros, en baisse de 9,6% par rapport à l’année 2012. SFR, c’est plus de 21 millions de clients mobiles (soit 28% de parts de marché), et plus de 5 millions d’abonnés internet haut débit. En comparaison, Bouygues représente 15% des utilisateurs mobiles, et Numericable compte 5 millions d’abonnés au très haut débit.
Les propositions de Numericable et de Bouygues
L’offre de Patrick Drahi, patron d’Altice, était la suivante : 13,5 milliards d’euros, et une participation à hauteur de 20% dans le nouvel opérateur. En plus, si certains bénéfices financiers sont atteints, 750 millions d’euros supplémentaires seront récupérés par Vivendi. Une proposition supérieure de 2,5 milliards d’euros à l’offre initiale, motivée par la pression de Bouygues, qui n’a cessé de proposer de nouvelles conditions, et ce jusqu’au dernier jour des négociations. La dernière offre du groupe s’élevait à 15,5 milliards d’euros, et une participation de 5%. Au final, Vivendi a donc opté pour Altice/Numericable, « qui correspond au projet industriel le plus porteur de croissance, le plus créateur de valeur pour les clients, les salariés et les actionnaires, et répondant le mieux aux objectifs de Vivendi. ».
Les raisons du choix
Vivendi a justifié sa décision par le fait que Numericable et SFR n’entrent pas directement en concurrence, et leurs activités sont complémentaires. De plus, les investissements et les garanties données par Altice ne devraient pas, selon Vivendi, porter préjudice à l’emploi, et la position de la nouvelle entité sur le très haut débit constituera un levier de croissance. Les syndicats, qui n’affichaient pas de préférence sur le repreneur, restent attentifs à l’évolution de la situation, ni Bouygues ni Numericable n’ayant donné suite au protocole d’accord proposé par l’intersyndicale et visant au maintien des emplois et des statuts. La société Numericable, créée en 2007, a dû procéder, pour le rachat de SFR, à une levée de 10 milliards d’euros en obligations à hauts risques. Cette opération, supervisée par JP Morgan et Goldman Sachs, ne suscite pas d’inquiétude particulière quant au remboursement d’une dette estimée à 11,6 milliards d’euros. Les perspectives de croissance du secteur assurent en effet une certaine garantie.
Accusations et objections
Mais si le groupe de BTP évincé prend acte de la décision de Vivendi, il n’en baisse pas pour autant les armes. Déjà, le 4 avril, Martin Bouygues avait adressé un courrier aux dirigeants de Vivendi. Il y dénonçait une série d’obstacles juridiques à l’encontre de l’offre de Numericable, et mettait en évidence trois points de blocage. Premièrement, Goldman Sachs et Deutsche Bank apparaitraient comme juges et parties au sein du rachat. La banque d’investissement américaine conseillerait les dirigeants de Vivendi, tandis que la banque allemande travaillerait avec son conseil de surveillance. Or, Numericable, pour effectuer le rachat de SFR, a souscrit un crédit auprès de plusieurs établissements bancaires, dont Goldman Sachs et Deutsch Bank. Des banques qui auraient donc eu tout intérêt à privilégier l’offre de Numericable au détriment de celle de Bouygues. Autre point litigieux : la décision de réaliser la cession de SFR n’a pas été soumise à l’assemblée générale des actionnaires, ce qui aurait eu pour conséquence de rallonger les délais de l’opération.
Arnaud Montebourg devra-t-il donner son accord ?
Dernier obstacle relevé par Bouygues : le fait que le principal actionnaire de Numericable soit étranger nécessite, selon le code monétaire et financier, l’autorisation du ministre chargé de l’économie, Arnaud Montebourg. Cet article ne s’applique qu’aux entreprises « sensibles », ayant des contrats avec le gouvernement ou la défense nationale. SFR peut-il être considéré comme tel ? Le rôle joué par l’opérateur dans ses activités d’interceptions de sécurité ainsi que l’importance de ses infrastructures sur tout le territoire pourraient le laisser penser. Pour finir, l’attitude de Jean-René Fourtou est dénoncée par Bouygues, qui accuse ce dernier d’avoir soufflé le chaud et le froid en vue de faire monter les enchères. Le président du conseil de surveillance de Vivendi dément formellement ces accusations, et porte plainte pour diffamation contre un article du Nouvel Obs le mettant en cause.
Les réactions et les suites éventuelles
Arnaud Montebourg a annoncé que le gouvernement redoublera de vigilance au sujet des promesses faites par Numericable de ne pas détruire d’emplois. Mais il ne s’est pas encore prononcé sur les points litigieux soulevés par Bouygues. L’affaire intéresse en tout cas de très près l’Autorité de la concurrence, et Bruno Lasserre, son président, a déclaré que ce rapprochement fera l’objet d’un « examen approfondi ». La nouvelle entité touchant aux secteurs des mobiles, des fixes et des medias, l’Autorité des télécoms (Arcep) ainsi que le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) seront eux aussi amenés à émettre un avis. L’Autorité des marchés financiers a aussi exigé que les pièces du dossier lui soient versées, sans succès pour le moment. Quant aux avocats de Bouygues, l’éventualité d’une procédure leur semble « vraiment compliquée », malgré une mise en demeure effectuée auprès des deux banques. La décision de Vivendi ne satisfait pas non plus l’Adam, association de défense des actionnaires minoritaires, qui déplore un « manque de transparence ». Un conflit avec les actionnaires pourrait entrainer une annulation de l’opération. Pour Henri Lachmann, membre du conseil de surveillance de Vivendi, toutes ces questions ne sont que des pressions « spectaculaires et choquantes » subies par son groupe de la part de Bouygues et des pouvoirs publics.
Un rachat aux conséquences multiples
Pour le moment, le rachat de SFR par Numericable ne semble pas devoir être remis en cause. Rachat salué par la bourse, puisque le titre de Numericable a bondi de plus de 14% après l’officialisation du rapprochement, alors que l’action Bouygues perdait 5%. Bouygues qui, fragilisé, sera probablement tenté de se rapprocher de Free. Le rachat définitif ne devrait en tout cas être confirmé qu’à la fin de l’année. Pour les consommateurs, une hausse des prix est à craindre. L’exemple récent de l’Autriche, revenue à trois opérateurs au lieu de quatre, ne rassure pas, puisque les prix y ont augmenté de 10% en un trimestre. Mais le changement le plus notable sera sans doute une vraie percée du câble sur le marché du très haut débit, secteur où Altice sera sûr d’effectuer de bonnes marges.