Le directeur juridique : ce stratège inconnu
Il est loin le temps du « chef du contentieux » caché derrière ses piles de problèmes. La fonction de directeur juridique a vu son rôle changer au sein des entreprises depuis quinze ans, même si des progrès restent à faire. Portrait d’une profession méconnue : directeur juridique.
La première personne contactée par Richard Fuld, le directeur de la banque américaine Lehman Brothers, quelques mois avant que cette dernière ne soit mise en liquidation était Thomas Russo, son directeur juridique. Le 12 juin 2008, ce dernier lui annonce dans un email que le directeur du Trésor américain avait acté et aimé l’augmentation du capital de l’établissement, soit l’augmentation de sa dette envers le Trésor, qui représentait alors 32 fois le montant disponible chez Lehman Brothers. Cette recapitalisation tant appréciée du Trésor aura raison de l’établissement, qui fermera ses portes le 15 septembre 2008 faute de repreneurs.
Thomas Russo était en effet la personne en charge de minimiser les risques de litiges judiciaires et juridiques pour Lehman Brothers. En contact direct avec les décideurs, c’est donc à lui que revient la lourde tâche d’observer ce qui pourrait lui porter atteinte sur les plans juridique et judiciaire: de l’éthique à l’empressement des décisions en passant par la nature des transactions financières. Autant dire que dans le cas de Lehman Brothers, Thomas Russo était en première ligne et n’a pas su minimiser les risques de la recapitalisation à temps. Il a d’ailleurs figuré parmi les premiers départs de salariés.
Plus de pouvoir que jamais
Les directeurs juridiques sont aujourd’hui des éléments piliers de l’entreprise car ils sont la garantie de la crédibilité de cette dernière à tous les niveaux. D’abord juriste devenu une sorte d’avocat général de la structure, tout doit passer par ce poste.
Ces quinze dernières années, plusieurs facteurs ont été favorables à son évolution dans la hiérarchie : la pénalisation du droit des affaires, le renforcement du droit européen et la globalisation de l’économie rendent la fonction juridique plus compliquée ainsi que la généralisation de la libéralisation de l’économie qui a également répandu la culture du contrat.
Dérèglement, concurrence et intégration internationale ont de plus changé les relations entre actionnaires et dirigeants créant de nouvelles contraintes pour satisfaire les exigences de transparence, d’éthique, de rentabilité et de minimisation des risques chez les investisseurs.
Ce changement de contexte transforme langage juridique en un dédale aux ramifications multiples et complexes faisant du directeur juridique un traducteur indispensable et toujours aux aguets. Si les codes de bonne conduite sont utilisés en entreprise depuis les années 1990, le comportement des actionnaires et leurs attentes évoluent, forçant la direction juridique à composer entre devoir et désir.
Le directeur juridique est là pour peser le pour et le contre et protéger l’entreprise de risques inconsidérés. En temps de crise, on comprend alors que son rôle soit déterminant.
Directeur juridique : un stratège inconnu
Il existe différentes crises d’entreprises. Catastrophe industrielle, crise sanitaire, désastre écologique… sont autant de possibilités même s’il n’existe pas de « portrait-robot » de ces crises, ce qui faciliterait la tâche de la direction juridique pour décider des réactions à adopter. Elles ont toutefois toutes une caractéristique commune : le temps. C’est en effet toujours le traitement des premières heures d’une crise qui déterminera sa résolution. Le directeur juridique doit protéger l’entreprise de la triple réaction qui en découle – des pouvoirs publics, de l’autorité judiciaire et de l’opinion publique et dresser un audit des risques juridiques qui existent ainsi que des interlocuteurs susceptibles d’être sollicités dans la résolution de la crise.
Ainsi, le directeur juridique revêt-il un costume de stratège et de radar pour limiter les risques juridiques, anticiper les évolutions réglementaires et contribuer de la sorte à la stratégie de croissance de l’entreprise. Ses juristes sont sa garantie face à toute incertitude par rapport aux événements extérieurs qui peut menacer la réalisation des objectifs par l’entreprise et obérer son développement à long terme.
Malgré son rôle indispensable, la place du directeur juridique dans l’entreprise pose encore parfois problème. Apparaissant tout à la fois un business partner et le gardien du temple, de l’éthique et de la bonne conduite des affaires, sa place dans l’organigramme doit être au cœur de la machine pour être en mesure de reporter directement au président, tout en ayant le recul que n’ont pas toujours les directions opérationnelles. La direction juridique dépend donc plutôt de la création de valeur stratégique, non mesurable nécessairement à court terme, mais parfaitement en ligne avec la stratégie et le développement de l’entreprise.
Europe-États-Unis : le grand écart de la rémunération
En Europe, la rémunération de ces « vigies de l’entreprise » est toujours bien inférieure à celle de leurs homologues américains. Alors que le poste a grimpé dans la hiérarchie au fil des ans pour s’affranchir de la tutelle du directeur financier et de celle du secrétaire général pour se placer en lien direct avec le comité exécutif, un directeur juridique français des entreprises du CAC 40 est toujours rémunéré au même niveau qu’une PME américaine.
Aux États-Unis, la culture juridique est en effet beaucoup plus développée. Il y existe par exemple des dommages et intérêts punitifs, encore inconnus en France, ce qui crée des enjeux plus importants pour les entreprises et leurs directeurs juridiques. Cela vaut souvent aux jeunes professionnels de s’exporter outre-Atlantique ou au Royaume-Uni où la culture juridique est également très développée.
En France, ces derniers commencent toutefois à se faire entendre et s’organisent pour que leur métier soit plus valorisé. Ainsi, des associations professionnelles ou des groupes de réflexion tels que le Cercle Montesquieu sont nés de cette volonté. Participer à l’élaboration de certaines règles générales de conduite leur semble indispensable car c’est en élaborant des grilles claires de lecture à respecter dans les entreprises, notamment en cas de crise, que le risque est minimisé. Par exemple, en termes de vente de technologie où il n’y a qu’un pas entre surveillance et infraction au principe de vie privée. En cela, le rapprochement de cette profession avec celle des cercles d’avocates est un réel progrès pour lutter contre la complexification des règlements et l’imprévisibilité du droit.
Pourtant, l’indépendance du directeur juridique reste sa force majeure. Plus que les préoccupations éthiques, c’est le coût croissant du risque juridique et judiciaire, son impact de plus en plus grave sur l’image de l’entreprise et sur le plan financier qui fait de l’indépendance un grand atout mais oblige également le directeur juridique à remplir un rôle d’exemplarité au sein de l’entreprise.