L’affaire Oscar Dufrenne : quand la victime devient coupable
Le 25 septembre 1933, le directeur du Palace est assassiné dans son bureau. Mais son appartenance à la communauté gay va davantage faire de lui un coupable qu’une victime. Retour sur une affaire judiciaire qui offre un éclairage sur la moralité des années 1930.
Le 25 septembre 1933, un homme est retrouvé mort étouffé dans un bureau sous un tapis après avoir subi dix-sept coups de queue de billard dans le crâne : l’affaire, sordide, prend très vite une tournure médiatique pour deux raisons évidentes. D’abord, la victime est une personnalité publique : Oscar Dufrenne, 58 ans, est le directeur de plusieurs théâtres et cinémas, président du syndicat des directeurs de spectacle mais aussi conseiller municipal du Xe arrondissement de Paris et conseiller général du département de la Seine, affilié à la gauche radicale alors au pouvoir.
Ensuite, c’est l’homosexualité de la victime qui pose un débat au sein d’une société d’entre-deux guerres encore peu ouverte sur la question. Bien que dépénalisée en France depuis 1791, l’homosexualité demeure une pratique largement condamnée par la morale. Après deux ou trois jours où Paris s’émeut de l’assassinat d’un personnage respecté et estimé, l’affaire judiciaire prend alors peu à peu une tournure inattendue : de victime, Oscar Dufrenne devient presque coupable en raison de ses « mœurs ». En clair, s’il a été tué, c’est qu’il l’a bien mérité.
Une victime qui s’est fait un nom dans le spectacle
Oscar Dufrenne, né à Lille en mars 1875, est issu d’une famille très modeste – son père est tapissier – et il va franchir seul les échelons de la notoriété pour accéder à une position sociale favorable. D’abord poussé à suivre le modèle paternel, il tente finalement sa chance dans le théâtre, devenant acteur puis imprésario. Il organise des tournées et commence à se faire un nom alors que la première guerre mondiale éclate en 1914. Réformé en 1915, Oscar Dufrenne est le porte-parole d’une délégation de gens du spectacle qui parvient à convaincre le ministre de l’intérieur de maintenir ouverts les lieux de spectacle pendant le conflit.
Après la guerre, Oscar Dufrenne devient directeur de plusieurs établissements de théâtre ou de cinéma tels le Palace, le Casino de Paris, le Bataclan ou les Bouffes du Nord. Il fréquente alors les stars de l’époque – Maurice Chevalier, Mistinguett, Carlos Gardel, Joséphine Baker… – et devient un personnage influent et respecté. Homosexuel affirmé, il s’affiche en public avec ses amants, dont Varna, avec lequel il forme un couple créatif sur le plan artistique. C’est d’ailleurs son appétit pour les nouvelles relations qui est mis en exergue par les articles consacrés à l’affaire. Il est raconté comment Oscar Dufrenne aimait se balader dans les promenoirs, ces couloirs situés au fond des salles et dans lesquels flirtaient parfois les inconnus. Bien que la police obligeait les cinémas à laisser la lumière dans cette zone, le directeur de spectacle donnait au contraire l’ordre de les éteindre.
C’est donc cette homosexualité qui va prendre le pas sur un meurtre dont va vite être accusé un homme dont on dit qu’il est habillé en marin. Comme la piste du crime crapuleux a été écartée – seul une montre a été dérobée – la police privilégie la thèse d’un coupable qui connaissait sa victime. Le fameux marin a été aperçu en compagnie d’Oscar Dufrenne le soir-même du meurtre mais aussi trois jours plus tôt. Rapidement identifié, il se nomme Paul Laborie, un repris de justice déjà condamné pour recel, trafic de stupéfiant ou encore proxénétisme. Arrêté en Catalogne, il est extradé en octobre 1934.
Les journaux parlent plus de « mœurs » que d’éléments judiciaires
Le procès de Paul Laborie s’ouvre en public en octobre 1935 et fait l’objet de nombreux articles dans une presse qui se passionne pour l’affaire. Ce traitement médiatique entraîne un attrait particulier de l’opinion publique qui veut connaître toujours plus de détails sur la vie des deux hommes. Les descriptions faites de la scène de meurtre et de l’accusé marquent les esprits : il est dit qu’Oscar Dufrenne est en train d’effectuer une fellation au moment où il est frappé – et le suspect aurait un « regard féminin langoureux », « un genre équivoque » ou encore « un sexe indéterminé ». Finalement, ce sont davantage « les mœurs de la victime » qui sont mis en avant que l’affaire criminelle en elle-même.
Le traitement médiatique reflète alors bien l’état d’esprit de cette France d’entre-deux-guerres qui est gouvernée par le Front de gauche. Les journaux réactionnaires et conservateurs en profitent pour brandir l’argument de la décadence d’une société qui doit être reprise en main. Après un procès de trois jours, Paul Laborie est acquitté sous les applaudissements de la salle. L’accueil de ce verdict révèle comment l’opinion publique a choisi son camp : en condamnant l’homosexualité plutôt qu’un éventuel criminel.
Les contradictions des témoins et de l’accusation n’aident pas non plus à prouver la culpabilité d’un Paul Laborie qui restera comme l’unique suspect de ce crime sulfureux. Jamais résolue, l’affaire Oscar Dufrenne incarne ce genre de procès médiatique où le domaine judiciaire est dépassé par les débats portants sur la morale. Le jugement de l’opinion publique n’est plus focalisé sur le crime mais sur la « moralité » des acteurs. Cela permet ainsi d’instrumentaliser une procédure judiciaire en cours afin de faire passer des idées ou de conforter l’ensemble d’une société sur ce qu’elle prétend être « juste ». Si Oscar Dufrenne n’avait pas été homosexuel, peut-être que l’opinion publique se serait davantage émue de ne pas connaître le coupable de ce crime sordide.
Photos : lepoint.fr et retronews.fr